Place du 9 avril à Besançon. Des passants. Beau soleil.
— Elle pleure la gamine.
— Regardez ça fait comme une fontaine. Les petits jets d'eau dans tous les sens.
— Eh beh. Elle en a, du liquide à écouler.
— Notre corps est constitué à quatre-vingt douze pour-cents d'eau, dit un journaliste qui passe par là.
Il est très informé et s'arrête une minute avec les gens, pour accompagner. C'est vrai qu'elle pleure bien cette gamine.
— Ça veut dire qu'elle va fondre ? Dit un imbécile. Cent pour-cents moins quatre-vingt douze, je parie qu'il n'en restera pas grand chose ! Avec huit pour-cents on garde quoi ? Le cerveau ? Les cheveux ?
— Il pèse quenouille à son âge le cerveau. On peut rajouter le cœur ! Renchérit sa femme. Ou un œil !
Le journaliste et les autres badauds les écoutent, mais pas trop pour ne pas avoir l'air d'être dans leur entourage. Le niveau de l'eau a monté, à cause des larmes. La gamine pleure toujours.
— Oh ! Elle a une morve !
Là, tout le monde est scotché et dévisage le nez de la gamine pour ne pas perdre une miette du spectacle. C'est beau ! Il y a tous les reflets de l'arc-en-ciel dans cette morve. On aimerait la suspendre dans son salon, s'en faire une boucle d'oreille !
Le journaliste ose s'approcher à moins de deux pas de l'enfant. Il tend son mouchoir juste en dessous, pour recueillir. Mais rapidement il est trempé et recule sous les larmes qui redoublent. Le cercle des badauds enthousiastes applaudit parce qu'il vient d'esquiver un jet très fourni, et du même mouvement a glissé sur une plaque d'égoût et se retrouve à plat ventre dans cinq centimètre d'eau salée. Ses dents ont mordu le bitume, on dirait même qu'il saigne au front.
— Il se dilue ! Dit l'imbécile, et le monsieur au parapluie tente de se protéger, mais malheureusement un parapluie n'a jamais protégé de la connerie. Pas facile d'apprécier !
Plus tard, en fin de journée, après l'arrivée des sapeurs-pompiers en hors-bord sur la place du 9 avril inondée, alors qu'ils s'affairaient avec des cannes à pêche pour secourir le journaliste, la petite fille a arrêté de pleurer. Le soleil chauffait l'Ouest des maisons, et la surface de l'eau diffractait mille triangles colorés. La petite fille a sorti un poisson rouge de sa poche, un poisson rouge suffocant, aux branchies horriblement dilatées et les yeux extraordinairement ouverts sur le monde. Elle l'a libéré délicatement depuis sa main dans le lac de la place du 9 avril, parmi les détritus aquatiques, des mégots de cigarette sous-marins, les baleines imaginaires et les pièces de monnaie du fond de l'eau. Il a nagé timidement autour de ses jambes de gamine, sans dire merci ou se confondre en gratitude. Il a juste nagé en cercles puis a suivi un cadavre de mouche vers le large au centre de la place. Comme un rubis taillé, ou une note de musique orange dans l'Océan Pacifique.
Seul le monsieur au parapluie est resté dans l'eau, le journaliste coulé mis à part. Il sourit à la gamine, son parapluie plié à ses côtés. La gamine embarrassée bredouille un « bonsoir » et prétexte une envie de brasse pour s'éloigner vers sa rue adjacente. Les pompiers aident le monsieur à grimper dans leur bateau, et lui donnent une couverture parce qu'il risque de prendre froid.
.