Fou
Il fit un pas en diagonale sur le carrelage. Case noire. Un deuxième : case noire, encore. Il fit quatre pas en tout, qui formaient une ligne, et s'arrêta sur une dernière case noire.
« Échec, » dit-il tout haut, et le mot résonna dans l'obscurité, et il se sentit contingent. Personne ne répondit ; de toute façon, personne ne répondait jamais.
Une très belle femme diaphane, vêtue de blanc, passa à quelques cases en fixant un point inconnu dans le brouillard. Un ange, songea-t-il, mais déjà ses voiles laiteux s'évanouissaient au loin. Le ciel bosselé et bas roulait sans éclat.

« Laisse-moi passer, » fit une voix d'enfant dans son dos, et une petite main agrippa son genou et le poussa : un gamin le rejoignit sur sa case et le dévisagea d'en bas. Ses yeux semblaient deux charbons, et des épis de cheveux pointus bataillaient sur son crâne. Sa voix tomba comme un caillou :

« Tu vas poireauter ici longtemps ? Il n'y a pas de place pour deux.
— Va-t-en. Je pense.»

Le gosse le scruta encore un temps, puis s'assit sur le marbre :
« Cette femme qui est passée, tu ne la connaîtras jamais. »
Un écho répéta ses paroles. Le Fou contempla les nuages.
« De quoi parles-tu, tu ne sais rien. Que sais-tu de l'espoir, de l'amour ? Que sais-tu du monde ? Tu es à peine né. Tu ne sais pas les règles.
— Elle vit sur les cases blanches, schnok. Tes pieds sont noirs comme ton chemin, tu marches pire qu'un crabe, vois ton look ! T'es bloqué dans tes dalles de suie, pour toujours ; ta vie c'est bouillasse oblique. »
Il voulut tuer le gamin, lui serrer le cou jusqu'à faire éclater sa tête comme un abricot mûr, mais sa haine ne sortit pas et il le méprisa en silence. Il fit un pas en biais, case noire, deux, case noire, dix, regard noir vers le gosse, trente, il ne le voyait plus. La brume avait tu sa présence.

Adjacentes à ses pieds sur carré noir, les dalles blanches dormaient sous la poussière collante du temps. Une à gauche. Une à droite. Une devant, une derrière. Prodigieusement proches et inaccessibles; si lointaines, et si froides. Il s'accroupit et souffla doucement sur celle qui lui faisait face. Un remous de paillettes grises scintilla sans bruit, et il toussa dans l'ombre. Il rêva dans le marbre laiteux, en suivant des yeux l'une des paillettes qui dansait encore. Elle valsa dans un minuscule trou d'air puis, suspendue, plana sur la vaste dalle de pierre. Sa lueur mourut lorsqu'elle franchit l'entre-deux-cases et plongea dans la nuit telle une comète, en rase-motte sur un désert noir. Un pas, et comme elle il changeait de monde. Un pas, comme un formidable coup de pied aux règles qui bloquaient sa vie.
Du pouce, il traça une ligne dans la saleté du sol, et appuya fort pour sentir quand son doigt traversait l'aspérité qui le séparait de la case d'à côté. Facile. La poussière du voisin était bien la même que la sienne.
Ça faisait un pont très propre.
Un cheval hennit loin derrière, puis le silence à nouveau. Il se leva, pensa au gamin avec les yeux de charbon, et à ses chances de survie s'il rencontrait le cheval. Il regarda la case blème devant lui, et les moutons du ciel qui se reflétaient dans la pierre lisse de son pont très propre, qui liait la dalle blanche à la sienne noire et crasseuse.
Des contradictions s'enchevêtrèrent en lui, les barrières de sa cervelle se mélangèrent à des songes verts et beaux, ses souvenirs gluaient dans le tartre du présent ; il ne réfléchit plus.

Il fit un pas, et entra dans un monde de beauté immaculée.

.


Si vous voulez connaître la suite, ou illustrer, ou utiliser ce texte à d'autres fins, contactez moi :

philippecedric@protonmail.com





Tous les textes et images présents sur ce site sont ma propriété. Merci de ne pas les utiliser sans mon accord.
tell me
what you think